10.

 

 

 

 

San Diego, asile de la Bonne Espérance, 5 juillet

 

 

« C’est ridicule à la fin ! se dit Chloé. Pose-lui carrément la question. Demande-lui une bonne fois : Qu’est-ce que tu attends de moi, Mike ? »

Ça ne pouvait pas être aussi difficile que ça !

Elle finit de plier le tas de vêtements qu’on leur avait donnés. La plupart des femmes qui se présentaient à l’asile de la Bonne Espérance étaient démunies de tout. Elles avaient besoin de vêtements, de nourriture, d’argent. Et surtout de sécurité.

Ce besoin-là, Chloé le connaissait très bien. Elle ne s’était jamais sentie en sûreté nulle part. Elle avait passé sa vie avec une sirène d’alarme dans la tête, sans savoir d’où venait le danger.

Maintenant, Chloé avait une vie parfaite. Elle s’épanouissait librement dans le sein d’une famille aimante. Harry était le meilleur frère dont une femme puisse rêver. Ellen et Nicole étaient comme des sœurs et elle avait maintenant deux adorables petites filles dans sa vie, Gracie et Merry. La perspective de les voir grandir, de tenir un rôle dans leurs vies la rendait folle de joie.

San Diego était une ville fabuleuse, belle et ensoleillée. Chloé avait acheté un appartement dans l’immeuble d’Harry, d’où elle pouvait contempler une magnifique plage de sable blanc, à ses pieds. En somme, elle passait sa vie en vacances. Sam lui apprenait à nager. Un ancien Navy Seal comme maître nageur, qu’est-ce que vous dites de ça ?

Elle faisait du bénévolat à la Bonne Espérance trois jours par semaine. Ce travail la passionnait tellement qu’elle envisageait de s’inscrire à l’université à la rentrée prochaine pour passer une licence de psychologie qui lui permettrait d’en faire son métier.

Tout était parfait, sauf une chose : Mike.

Elle repensait sans cesse à ce qui s’était passé le premier jour. Cela semblait si loin ! Et, en un sens, ça l’était. Sa vie avait changé du tout au tout, depuis lors. Le premier jour, elle avait cru qu’elle avait trouvé… quoi ? Le grand amour ? Un peu prématuré pour un premier jour ! Disons plutôt quelqu’un qui pourrait la faire sortir de la solitude.

Mike n’avait pas caché son désir. Et ce baiser au Del Coronado ! Et le plaisir qu’elle avait éprouvé…

Elle avait eu tort d’avouer que c’était son premier orgasme. Les femmes gardent cela pour elles, en général. Sinon, elles s’exposent et s’il y avait un domaine dans lequel Chloé était experte, c’était celui de la vulnérabilité.

Le souvenir de cet épisode à l’hôtel la troublait encore. C’était pathétique d’en être toujours à rougir parce qu’un homme l’avait embrassée, six mois plus tôt ! Un homme qui ne l’avait plus touchée depuis, sauf pour la retenir par le bras quand il avait l’impression qu’elle allait tomber.

Mais cela faisait déjà quelque temps qu’elle n’était plus tombée. Mike lui avait concocté un programme de musculation rien que pour elle. Un programme sur mesure. Il lui faisait soulever de la fonte, encore et encore, pour qu’elle devienne forte. Apparemment, Mike croyait pouvoir résoudre n’importe quel problème en soulevant de la fonte.

En l’occurrence, il ne se trompait pas.

Chloé avait connu toutes les formes possibles de rééducation. Mais cela n’avait servi qu’à la remettre sur pied, plus ou moins.

Le régime était très strict. Elle devait soulever de la fonte matin, midi et soir. Mike y tenait. Sa théorie était qu’elle devait entourer ses os d’une gangue de muscles et il la faisait travailler comme une folle.

Chloé avait vu des films dans lesquels un sergent instructeur hystérique hurlait sur des jeunes recrues terrorisées. Mike, c’était exactement le contraire. Il la cajolait. Du matin au soir. Infatigablement. Mais sans jamais la toucher.

Et ça marchait ! Lorsqu’elle manipulait des poids pour faire du muscle, elle faisait du muscle. Elle aurait pu casser des noix entre son biceps et son avant-bras.

Elle n’avait plus de problèmes pour marcher. Un mois plus tôt, on l’avait même vue courir. Pour autant qu’elle s’en souvienne, elle n’avait jamais couru. Elle aurait eu trop peur. Un jour, lors d’une promenade sur la plage, Gracie s’était un peu trop éloignée et Chloé s’était retrouvée en train de lui courir après. Lorsqu’elle s’en était rendu compte, elle avait éclaté de rire. Et Mike avait ri aussi, partageant sa joie.

C’était bien là le hic. Parce que Mike avait beau afficher une totale indifférence à ses charmes, il était toujours dans les parages. Il l’avait aidée à emménager. Il lui avait installé ses étagères. Tout ce qui décorait les murs, c’était lui qui l’avait accroché. Il la conduisait à la Bonne Espérance, venait la rechercher, lui sortait ses poubelles, se coltinait ses sacs de provisions.

Et, ce faisant, il ne l’avait jamais touchée. Pas une seule fois.

Il la rendait folle.

Ellen et Nicole auraient bien voulu l’aider, mais elles non plus ne savaient quoi penser. Mike avait renoncé d’un seul coup à ce qu’Ellen appelait pudiquement ses « bêtises » et Nicole, plus crûment, ses « histoires de cul à la chaîne ». À présent, il vivait comme un moine.

Toutes deux étaient persuadées qu’il était amoureux de Chloé et, du coup, elles ne comprenaient pas pourquoi il était si distant avec elle. Chez un homme comme Mike, surnommé « l’homme de toutes les femmes », un tel comportement était incompréhensible.

Il était presque toujours près d’elle, mais ne la touchait jamais. Il la rendait folle.

Comment aurait-elle pu se guérir de lui, alors qu’elle le voyait tous les jours ?

Une autre question se posait : pouvait-elle envisager de sortir avec quelqu’un d’autre ? Pour l’instant, elle n’était tentée ni par le directeur de la banque, ni par le syndic de l’immeuble, ni par le chirurgien-orthopédiste, ni par le journaliste de l’Union-Tribune – chacun d’entre eux l’ayant invitée au moins une fois à dîner.

Ce serait sûrement chouette d’avoir envie de sortir avec quelqu’un. Mais ça ne risquait pas d’arriver alors qu’elle avait sous les yeux en permanence l’homme le plus beau, le plus fort et le plus sexy qu’elle puisse imaginer !

Et, en outre, capable de regarder d’éventuels rivaux d’un œil terriblement menaçant. C’était arrivé avec le journaliste, qui s’était dépêché de battre en retraite.

Par tempérament, Chloé n’aimait pas les affrontements, mais le mieux était peut-être de lui parler entre quat’z-yeux et de lui demander carrément de ne plus s’approcher d’elle, parce qu’il lui brisait le cœur. Il n’avait que de l’amitié pour elle alors qu’elle en était éperdument amoureuse. C’était invivable !

La porte qui donnait sur la cour intérieure s’ouvrit et Chloé se réjouit d’avoir de la compagnie. Elle allait pouvoir penser à autre chose qu’à Mike. C’était peut-être la directrice de l’asile, Marion. Gentille, grisonnante, raisonnante. Ou alors Esméralda, sa préférée parmi les femmes qui venaient assister aux séances de thérapie de groupe. Esméralda était extraordinairement belle et avait un cœur d’or. Et elle n’en pouvait plus de son boulot de prostituée.

Mais ce n’était ni l’une ni l’autre. Deux hommes déboulèrent dans le local. Un tandem très impressionnant.

Le cœur de Chloé instantanément se mit à battre la chamade, un réflexe contre lequel elle ne pouvait rien. Tous les hommes grands et forts n’étaient pas nécessairement dangereux. Il fallait qu’elle arrête de paniquer chaque fois qu’elle croisait un type plus volumineux que la moyenne.

Elle connaissait l’origine de sa phobie des gros balèzes, elle avait vu une photo de l’homme qui l’avait envoyée, elle, dix ans à l’hôpital. Rodney Lewis approchait deux mètres et pesait cent trente kilos… Mais elle avait beau savoir, rien n’y faisait.

Elle essuya ses mains moites sur sa jupe et s’appliqua à paraître calme. Il fallait qu’elle se maîtrise. Cependant, à mesure que les deux hommes se rapprochaient, elle trouvait de plus en plus de bonnes raisons d’avoir peur. Ils étaient tous les deux blonds, athlétiques. Habillés ni bien ni mal. Ce qu’ils avaient de terrifiant, c’étaient leurs yeux. Bleu clair et aussi froids que ceux des poupées de porcelaine. Leur attitude n’avait rien de menaçant, à part qu’ils avaient l’air en pleine forme physique.

« Cache ta peur », se dit-elle en les regardant venir vers elle. Elle n’allait pas rester toute sa vie l’esclave de son enfance.

Ces deux types n’avaient rien à faire ici. Elle le leur dirait courtoisement. Après quoi, il ne leur resterait plus qu’à s’en aller. Cela se passait comme ça entre gens civilisés.

— Mademoiselle Chloé Mason ? demanda le plus grand des deux.

Il avait une voix gutturale et un accent étranger. Il n’y avait qu’un étranger pour appeler « mademoiselle » une femme de vingt-huit ans.

— Oui, c’est bien moi, répondit-elle.

Le cœur de Chloé battait à tout rompre. Son corps envoyait des signaux d’alarme que son cerveau essayait d’ignorer.

— Permettez-moi de vous dire, enchaîna-t-elle aussitôt, que les hommes ne sont pas autorisés dans cette enceinte. En passant par cette porte-ci, vous vous retrouverez directement sur le parking.

Les seuls hommes qui avaient le droit d’entrer dans l’asile étaient Harry, Sam et Mike, car RBK Security le sponsorisait généreusement. Sans compter qu’ils venaient personnellement en aide aux femmes qui se trouvaient en danger.

— Nous ne resterons pas longtemps, rassurez-vous, dit l’autre homme.

Il était légèrement plus petit, plus large, mais avec les mêmes yeux de poisson mort. Lui aussi avait un accent étranger.

— Nous nous en irons dès que nous aurons clarifié deux ou trois choses, reprit-il. Nous avons à vous parler et vous feriez bien d’écouter.

Ils se rapprochèrent. Elle recula d’un pas. Ils continuèrent d’avancer. Le comportement agressif classique. C’est alors que Chloé comprit que son corps avait eu raison depuis le début. Elle était en fâcheuse posture.

C’était l’aile administrative du bâtiment et on était en dehors des heures de bureau. Il n’y avait personne dans les alentours. S’ils connaissaient la disposition des lieux, ils savaient qu’elle était seule.

— D’écouter attentivement, fit le grand, en écho.

Son visage était d’une impassibilité effrayante. Chloé respirait leur odeur – un mélange écœurant de sueur et d’eau de Cologne bon marché.

Leur look n’était pas net. Leur comportement n’était pas net. Leur odeur n’était pas nette.

Chloé essaya de s’esquiver, fit un bond en arrière, mais le grand type la rattrapa par le bras, lui fit sentir sa poigne de fer et l’attira vers lui. Elle fut immédiatement paralysée, prise d’une peur si intense qu’elle ne pouvait plus respirer. Son vieux cauchemar devenait réalité.

Soudain, la lame d’un couteau surgit près de son nez, la pointe juste sous son œil. Une lame longue, aiguisée, terrifiante.

— Il faut que vous soyez très attentive à ce que nous allons vous dire. Êtes-vous très attentive, mademoiselle Mason ?

Chloé ne pouvait ni respirer ni parler. Le grand type la secoua et approcha son visage si près qu’elle put voir qu’il avait les yeux injectés de sang et que son rasoir avait oublié quelques poils de barbe. Il baissa la voix, ce qui le rendit encore plus terrible.

— J’ai dit : êtes-vous très attentive, mademoiselle Mason ?

Il la secoua de nouveau, vivement, au point de lui faire mal. Il lui serrait si fort le bras qu’il coupait la circulation du sang.

La gorge trop serrée pour parler, elle hocha la tête.

L’autre homme s’était placé derrière elle. Soudain, de façon complètement inattendue, il lui prit les seins et les pétrit brutalement.

— Mignons, dit-il.

Il échangea avec son acolyte un bref regard de prédateur.

— Si nous faisions ce qu’il faut pour qu’elle ne s’endorme pas pendant que nous lui parlons ?

Le grand type lui serra plus fort le bras et la souleva. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour avoir moins mal. Ce bras avait été cassé deux fois. L’autre type lui lâcha les seins et, d’un grand revers du bras, il fit tomber les vêtements qu’elle avait mis tant de soin à plier.

Dès que la table fut débarrassée, le grand type y jeta Chloé. Tout l’air qu’elle avait dans les poumons fut expulsé d’un coup.

Ils échangèrent quelques phrases dans une langue qu’elle ne comprit pas. Les répliques étaient sèches et brèves. Finalement, le grand type fit un geste qui semblait vouloir dire : « Fais comme tu veux, je m’en fous ! »

Le plus petit dégrafa sa ceinture et ouvrit sa braguette avec des gestes fébriles. Il exhiba un sexe énorme, planté au milieu d’une touffe de poils blond foncé.

Saisie d’épouvante, Chloé chercha vainement à lui donner des coups de pied.

Il glissa une de ses grosses pattes sous sa jupe et s’installa entre ses cuisses. Tout allait si vite ! Chaque geste de défense qu’elle esquissait était paré par l’un ou l’autre des deux hommes. Ils étaient beaucoup trop forts pour elle, que pouvait-elle faire ? Elle essaya de donner un coup de genou entre les cuisses de son violeur. En ricanant, il échangea un regard de connivence avec son partenaire.

Chloé ne pouvait toujours pas respirer. D’étranges plaintes s’échappaient de sa gorge, qui exprimaient la peur autant que la douleur.

Ils avaient l’air de s’amuser. Tous les efforts qu’elle faisait pour se défendre les réjouissaient visiblement. Prise de rage, elle trouva enfin la force d’aspirer une grande goulée d’air et, malgré sa panique, elle cria aussi fort qu’elle put, le son se répercutant d’un coin à l’autre de la pièce.

Les deux hommes furent surpris. Celui qui était entre ses jambes relâcha son étreinte. Elle en profita pour lui donner un coup de pied dans l’entrejambe. Quelle joie de sentir les testicules s’écraser sous la semelle de sa chaussure ! Il se plia en deux et elle se mit à hurler de plus belle.

Elle vendait chèrement sa peau.

Le grand type cria quelque chose, leva son poing, puis tourna la tête, alerté par des craquements. Du bois vola en éclats et un nouveau venu se rua sur celui qui essayait de violer Chloé. Ils tombèrent sur le sol avec un bruit sourd et elle ne les vit plus.

Elle parvint à se redresser, voulut assurer son équilibre. Soudain, elle reçut un coup terrible, qui l’envoya dinguer à travers la pièce. Elle rebondit contre un pilier et s’affaissa sur le sol. Avant de perdre connaissance, elle vit un homme, le visage en sang, qui bondissait en poussant un terriblement rugissement sur le grand type qui l’avait frappée. Elle eut juste le temps de reconnaître Mike.

 

 

Mike n’avait rien à faire là, derrière la porte de la Bonne Espérance.

L’asile était interdit aux hommes, le règlement était formel, et il comprenait très bien pourquoi. Toutes celles qui venaient là, y compris Chloé, surtout Chloé, avaient été brutalisées par des hommes. La plupart en resteraient marquées à vie. Même Chloé, quoique désormais elle pût de nouveau vivre normalement. Enfin, à peu près !

Mike aurait dû être en train de l’attendre sur le parking, comme d’habitude. Alors, qu’est-ce qu’il faisait là ? Pourquoi venir parler à Chloé justement ici, justement maintenant, alors qu’il la raccompagnerait chez elle tout à l’heure, ou qu’il dînerait avec elle ce soir chez Harry ? Ou qu’il la retrouverait demain matin à la première heure dans la salle de gym de l’immeuble ? Ou qu’il avait prévu de déjeuner demain midi avec elle et Marisa pour discuter du sort d’une malheureuse que RBK aidait à disparaître ?

Il était là tout simplement parce qu’il n’en pouvait plus. La situation le rendait fou. Il risquait de craquer d’une seconde à l’autre.

Il ne mangeait plus. Ça ne passait pas. Au travail, il avait des oublis, des absences, ce qui était inconcevable. Lui qui était toujours attentif au moindre détail. Mais la situation avec Chloé endommageait son disque dur.

Ce matin, il avait prévu de préparer le contrat d’un nouveau client – une banque –, mais, au lieu de ça, il était resté deux heures à regarder une photo de Chloé prise une quinzaine de jours plus tôt, à l’occasion d’un pique-nique en famille. Il n’avait même pas vu le temps passer. Il avait juste contemplé cette satanée photo et il s’était retrouvé avec les yeux humides. Pas de larmes, ce n’était pas le genre de la maison ! Mais les yeux humides, ça oui. C’est là qu’il avait décidé d’aller la voir. Sur-le-champ.

Il avait fait une promesse à Harry et les efforts qu’il faisait pour tenir parole étaient en train de le rendre fou. C’était soit Harry, soit son propre cœur. Il venait de passer six mois atroces. Dommage pour Harry mais, à la fin, l’amour l’emportait sur l’amitié.

Pour commencer, il allait demander à Chloé de dîner avec lui au Del Coronado, comme ils avaient prévu de le faire avant que O’Connell débarque et mette tout sens dessus dessous. Ils allaient sortir ensemble, comme deux personnes normales. Si Harry n’était pas content, tant pis pour lui.

Et ensuite, peut-être que Mike pourrait de nouveau manger et dormir comme tout le monde. Peut-être que le bourdonnement dans sa tête cesserait. Peut-être qu’il n’aurait plus cette brûlure dans la poitrine.

D’abord, Chloé. Ensuite, il parlerait à Harry. Il lui dirait… quoi au juste ? Il lui demanderait la permission de fréquenter sa sœur. Pas seulement de la voir de près, de l’accompagner au supermarché et d’être son prof de gym personnel, mais de sortir avec elle. Parce que six longs mois de chasteté lui avaient sans doute permis de remonter dans l’estime d’Harry.

Il avouerait tout à Chloé, qu’il l’aimait et qu’il ne concevait plus la vie sans elle, même si ça l’étonnait toujours autant.

Six mois plus tôt, si quelqu’un lui avait demandé combien de temps il pouvait se passer de femme, il lui aurait répondu en riant : « Bah, une douzaine d’heures. » Et voilà que depuis six mois, il avait vécu comme un moine.

Les autres femmes ? Impossible. Il était retourné deux ou trois fois dans les bars de célibataires qu’il connaissait et ça n’avait pas marché. Pire que de l’indifférence, il avait ressenti une véritable répulsion.

C’était pathétique. Il préférait tenir compagnie à Chloé les soirs où elle gardait Merry et Gracie, et regarder pour la millième fois La Petite Sirène, que de s’envoyer en l’air avec une belle fille.

Pire que pathétique. Pitoyable.

Et en plus, chaque fois qu’il la voyait, son cœur ratait un battement. Un peu comme une crise cardiaque, en moins grave. Harry avait raison, quelque chose ne tournait vraiment pas rond chez lui. Il en était conscient.

Mike se débrouillait plutôt bien dans quelques domaines de l’existence. Il avait été un bon Marine, il avait commandé le groupe d’élite de la police locale, il avait réussi dans les affaires. Mais, pour le reste, il était nul.

La réussite dans ses relations avec les femmes, n’y avait-il pas droit ? C’était seulement maintenant, alors que ses sentiments pour Chloé menaçaient de le faire imploser, qu’il se rendait compte qu’au fond, il n’avait jamais rien partagé avec les femmes.

Il avait toujours préféré les aventures, les coups tirés vite fait.

Chloé était la beauté personnifiée. Une vraie déesse. Harry n’aurait pas dû lui faire jurer de ne plus la toucher mais, en un sens, il avait quand même vu juste. Mike n’était pas quelqu’un pour elle.

C’est pourquoi il s’en était tenu avec elle aux choses qu’il faisait le mieux. Bricoler, faire le taxi ou le coach…

Il aurait pu continuer comme ça, se contentant de la suivre comme son ombre, sauf que, ces derniers temps, ce n’était plus vivable. Il était nerveux, fébrile. En proie à toutes sortes d’émotions. Incapable de se concentrer sur son travail. Incapable de manger. Incapable de dormir.

Il avait besoin de lui parler. C’est pourquoi il se trouvait là, s’apprêtant à frapper à la porte du local, quand il entendit un cri qui lui glaça le sang.

Chloé… Elle hurlait…

Il réagit d’instinct.

Enfonça la porte, pour commencer. Embrassa la scène d’un coup d’œil. Il vit deux hommes et Chloé sur la table, en train de se débattre. Un des types entre ses cuisses, la queue à l’air, et un autre qui regardait. Il fonça tête baissée et plongea sur celui qui était en train d’essayer de violer Chloé.

Le type était costaud mais pas autant que Mike, et Mike était tellement enragé qu’il ne sentait pas les coups. Ils roulèrent sur le sol, brisant tables et chaises dans leur élan. Tout combat avait ses règles, mais pas celui-ci. Mike comprit tout de suite que c’était un combat à mort.

Son adversaire connaissait des prises, il était entraîné. Plus tard, après réflexion, Mike devait identifier des techniques propres au sambo, un art martial qui s’apparente à la lutte et que pratiquent notamment les forces spéciales russes.

L’homme l’immobilisait avec une jambe. Mike vit Chloé se redresser et rabattre sa jupe. Elle se remettait sur pied, quand l’autre type, plus grand et tout aussi costaud que le premier, lui balança son poing dans la figure. Elle s’envola, traversa la pièce, rebondit contre un mur, tomba sur le sol, les yeux grands ouverts et la bouche ouverte. Immobile dans une position pas naturelle, comme une poupée brisée.

L’idée qu’elle était peut-être morte galvanisa Mike. L’homme qui le bloquait d’une prise de jambe l’empêchait de porter secours à Chloé. Il fallait en finir ! Et vite…

Il plia le bras et envoya son coude, de toutes ses forces, dans la trachée-artère du type. Quelque chose craqua, un jet de sang fusa, et aussitôt il se retrouva libre. Une odeur d’excréments se répandit dans la pièce lorsque les sphincters du type se relâchèrent dans la mort.

Mike s’était déjà jeté sur l’autre homme, qui se dirigeait vers Chloé, comptant sans doute l’emmener pendant que son complice se battait avec Mike.

« N’y compte pas, fils de pute », pensa Mike. C’était à peine une pensée. Plutôt un rugissement intérieur.

Le type vit venir Mike et se détourna de Chloé, mais trop tard. Mike le frappa au plexus, avec une violence telle qu’il se plia en deux, le souffle coupé. Puis un uppercut le redressa, décoché en pleine face, qui lui broya le nez, fit exploser la lèvre supérieure et cassa quelques dents. Le costaud blond tomba lourdement, des bulles s’échappant de la bouillie sanglante qui lui tenait lieu de visage.

Mike ne le regarda même pas. Il l’enjamba et s’agenouilla pour ramasser Chloé. Il était tellement terrifié qu’il ne sentait plus ses propres mains lorsqu’il la toucha.

— Chloé ! Parle-moi.

Elle était toute molle dans ses bras. Il la serra contre sa poitrine et la berça. Il y avait un son lugubre dans l’air et il lui fallut une seconde ou deux pour s’apercevoir que cela provenait de sa gorge.

Soudain, un bruit, à l’autre bout de la pièce, l’alerta. De nouveaux ennemis ? Si c’était le cas, tant mieux. Il avait des envies de meurtre.

Au lieu de cela, dans l’encadrement de la porte, il découvrit un petit groupe de femmes écarquillant des yeux horrifiés. L’une, la main devant sa bouche, laissa échapper un chapelet de sanglots. Il devait avoir l’air d’un fou, car elles avaient toutes eu un mouvement de recul lorsqu’il avait relevé la tête.

— Chloé, murmura l’une des femmes. Est-ce qu’elle… elle est morte ?

Il n’y avait pas beaucoup d’espoir dans sa voix. Il n’y avait jamais eu beaucoup d’espoir dans leurs vies non plus. Toutes, elles aimaient Chloé, mais elles étaient tellement résignées au malheur…

Non. Mike refusait même de l’envisager. Il la colla contre lui, comme s’il pouvait lui infuser un peu de son énergie vitale.

— Appelez le 911, les urgences médicales, cria-t-il. Et aussi les flics.

Mais l’angoisse rendait ses paroles presque inintelligibles. Les femmes pétrifiées ne bougèrent pas.

— Le 911, vite ! hurla-t-il.

Cette fois-ci, le groupe figé se dispersa. Mike tenait toujours Chloé contre son cœur. Elle s’anima.

— Mike, murmura-t-elle.

Elle était vivante !

Mike essuya ses yeux qui, pour une raison ou pour une autre, étaient mouillés.

— Chloé, les secours arrivent, ne bouge pas.

Mais au contraire, elle se redressa un peu pour pouvoir le regarder.

— Ne fais pas cette tête, dit-elle en lui caressant la joue. Je suis tombée dans les vapes, mais ça va mieux.

Elle se frotta le bras gauche, celui que la brute avait serré. Il était un peu enflé.

— J’espère qu’il n’est pas cassé une troisième fois, ajouta-l-elle. Que… que s’est-il passé ? Deux hommes, il y avait deux hommes…

Elle se crispa dans ses bras.

— Oh ! Mike, ils sont entrés et…

— Ne t’inquiète pas, dit Mike en l’interrompant, ils ne te feront plus jamais de mal.

Un mouvement de la tête et elle les vit. L’un, manifestement mort, et l’autre tassé au pied du mur, le visage en marmelade, haletant, des bulles de sang plein le nez et la bouche.

Mike blottit son visage dans les cheveux de Chloé.

— Oh, mon Dieu ! J’ai cru que tu étais… j’ai cru que tu étais…

Il ne pouvait se résoudre à prononcer le mot. Il n’osait même pas le penser. Il se souvenait seulement de sa détresse lorsqu’il avait cru qu’elle avait – comment dire ? – quitté ce monde.

Livide, les pupilles dilatées, tremblante, elle était en train de subir le contrecoup de l’agression. Il la serra doucement contre lui et l’embrassa sur le front, un simple frôlement parce qu’elle avait l’air aussi fragile que du verre.

— Non, murmura-t-elle en essuyant une larme sur la joue de Mike. Je suis toujours vivante. Grâce à toi.

Un frisson la secoua des pieds à la tête.

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ? reprit-elle. À part, euh… à part me violer.

Mike n’avait pas songé à les prendre vivants pour les faire parler. Si l’un des deux respirait encore, un tout petit peu, c’était seulement parce qu’il avait de la chance, si l’on peut dire. Et si ça n’était pas une banale agression ? Et si Chloé n’avait pas été choisie au hasard ? Et si elle était toujours en danger ?

Mike ne pouvait pas l’envisager. Il était incapable de réfléchir à une telle hypothèse. Il frissonna de peur. Ça ne lui ressemblait pas.

Il était toujours resté calme au milieu du combat, même de la mitraille. Maître de lui et affichant un sang-froid à toute épreuve. Et pourtant, il avait foncé dans la pièce sans réfléchir, mû par la rage, un voile rouge devant les yeux. Et peut-être que son emportement avait aggravé le danger pour Chloé.

Il délaissa un instant celle-ci pour se pencher sur le type qui gisait près d’eux, à demi étouffé par son propre sang. Il le saisit par le col et le décolla du mur.

— Hé, fumier ? Qu’est-ce que tu es venu foutre ici ? C’est quoi, ta mission ?

Même aveuglé par sa rage meurtrière, il avait compris avoir affaire à des hommes entraînés. Des soldats, devinait-il. Ce n’étaient pas des voyous qui auraient repéré une belle femme dans la rue et l’auraient suivie. Non, ces deux-là étaient des professionnels en service commandé.

Le type poussa un râle, crachant des dents et du sang. Mike le secoua, sans ménagement. L’autre piqua du nez, faisant semblant de s’évanouir. Mike le ranima d’un revers de main sur sa bouche fracassée.

— Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? cria-t-il, tout près de son visage en bouillie.

L’homme entrouvrit les paupières. Son regard, d’un bleu très pâle, était étonnamment vif. Il remua les lèvres mais, de sa bouche, ne sortirent que des bulles de salive rougies de sang.

— Parle ! hurla Mike.

Dans le lointain, des sirènes se firent entendre, qui se rapprochaient rapidement. Tant mieux parce que Chloé allait enfin recevoir les soins dont elle avait besoin. Tant pis parce que les flics allaient empêcher Mike de faire cracher au survivant autre chose que de la salive et du sang.

Le ululement des sirènes alla crescendo, puis cessa brusquement. Quelques secondes plus tard, un bruit de cavalcade emplit le couloir de l’asile.

— Par ici ! hurla Mike.

Deux infirmiers entrèrent précipitamment dans la pièce, suivis de deux flics en uniforme.

Le groupe de femmes s’écarta pour les laisser passer, puis se reforma aussitôt après.

L’un des infirmiers s’approcha. À contrecœur, Mike lui abandonna Chloé.

— Elle a perdu connaissance pendant une minute ou deux, expliqua-t-il.

L’infirmier dirigea le faisceau d’une lampe électrique dans les yeux de Chloé. Mike s’angoissa. Avait-elle subi un grave traumatisme ? Elle avait reçu un coup de poing violent. Chloé toussa à la demande de l’infirmier. Puis, elle se tourna vers Mike. Elle était blanche comme un linge.

— Mike ?

— Tout va bien, mentit-il.

Elle le regarda et se mit à frissonner. Qu’avait-elle vu ? Il devait avoir l’air terrible, mais il n’y pouvait rien.

— Ta bouche, dit-elle.

Il l’essuya avec le dos de la main. Vit sa main pleine de sang.

— Ce n’est pas grave, dit-il.

L’infirmier qui était en train de s’occuper de Chloé lui demanda combien de doigts elle voyait, en lui montrant son index et son majeur, comme s’il faisait le V de la victoire.

Chloé aperçut les femmes agglutinées dans l’encadrement de la porte et essaya de leur sourire pour les rassurer. Puis, elle s’intéressa de nouveau à l’infirmier.

— En Angleterre, si vous tourniez votre main dans l’autre sens, ça voudrait dire « Dans ton cul ! ».

Des ricanements se firent entendre du côté de la porte.

— Pour répondre à votre question, vous êtes en train de me montrer deux doigts.

Sa voix était faible, mais elle s’efforçait vaillamment de désamorcer la situation. Elle savait que les femmes près de la porte avaient subi des violences, elle faisait la brave pour les rassurer.

À ce moment, Mike ressentit une telle bouffée d’amour qu’il serait tombé à genoux devant elle s’il ne l’était déjà !

L’autre infirmier s’était penché sur le corps inerte du violeur.

— Celui-là, il a son compte, annonça-t-il en se relevant.

Il s’accroupit à côté de l’autre, qui râlait et crachait toujours des bulles de sang.

— Ces deux ordures étaient en train de la frapper et il y en avait un qui s’apprêtait à la violer, expliqua Mike d’une voix âpre et sourde.

Le violeur avait la braguette ouverte, sa queue pendait hors de son pantalon maculé de sang, comme un morceau de chair morte. À l’idée de ce qu’il avait fait à Chloé, de ce qu’il s’apprêtait à lui faire, Mike bouillait à nouveau de rage. Il aurait voulu ressusciter le salaud pour pouvoir le tuer une seconde fois.

Le premier infirmier se redressa.

— Comment vous sentez-vous, madame ? Pas d’étourdissement ? Pas de nausée ?

— Non, répondit Chloé d’une voix raffermie.

Elle se redressa et fit une grimace. Mike la soutint. Elle montra son bras gauche enflé.

— Tout va bien, à part ça. Je ne sais pas s’il est cassé. Ce n’est peut-être qu’une contusion.

— Nous ferons une radio à l’hôpital, dit l’infirmier. Voulez-vous une civière ?

— Non, répondit Chloé après un petit temps de réflexion. Je préfère marcher.

Mike fut sur le point de protester en prenant l’infirmier à témoin, mais Chloé lui fit signe de se taire.

— Je vais très bien, je t’assure. J’ai envie de sortir d’ici par mes propres moyens. C’est important.

Elle lui indiqua d’un coup d’œil les femmes près de la porte, en espérant qu’il comprendrait. Il comprit. Pour ça, oui !

Mais la laisser sortir par ses propres moyens sous prétexte qu’elle trouvait important de se montrer forte devant quelques pauvres femmes, ce n’était pas du tout ce qu’il souhaitait, lui.

Pourtant, sous le regard attentif de Chloé, qui semblait si sûre qu’il comprendrait, il ne put que s’incliner.

— D’accord, finit-il par lâcher, alors qu’il pensait tout le contraire.

Chloé cria aux femmes sur le pas de la porte :

— Ne vous en faites pas, tout va bien. Je vous verrai toutes demain après-midi.

Mike surprit une étincelle dans les yeux du blessé que les deux policiers étaient en train d’emmener. Il fit face au type ensanglanté.

— Vous l’avez drôlement arrangé, commenta le plus jeune des agents, l’air impressionné.

L’homme souffrait sans aucun doute atrocement, et cependant son expression ne changea pas lorsque Mike se planta devant lui, sans que les flics fassent mine de le retenir ou même de l’écarter.

Un soldat, songea à nouveau Mike. Un soldat bien entraîné. Qui savait s’accommoder de la douleur et rester impassible.

Mike le scruta, son visage à quelques centimètres du sien. Soudain, l’homme se mit à rire. Il émit un halètement qui faisait un drôle de bruit chuintant. Mais c’était un rire, personne ne s’y trompa, même si cela paraissait insensé.

— Quoi ? demanda Mike.

Quelle raison ce type avait-il encore de se marrer ?

Un gargouillis sortit de sa bouche déformée, puis quelques mots, déformés eux aussi, mais dont Mike finit par saisir le sens. Il en eut instantanément des sueurs froides. Car le type avait dit :

— Nous reviendrons.